La transition vers la mobilité électrique est souvent présentée comme une course effrénée. Pourtant, en coulisse, de nombreux constructeurs automobiles historiques, malgré des investissements colossaux et des annonces ambitieuses, semblent freiner des quatre fers. Ce ralentissement n’est pas le fruit du hasard : il résulte d’une stratégie prudente et complexe, motivée par des impératifs économiques, industriels et la confrontation à la dure réalité du marché.
Le Défi de la Rentabilité et le Poids du Passé
La principale raison de cette retenue est avant tout économique.
La Vache à Lait Thermique
Pendant des décennies, les moteurs à combustion interne (thermiques) ont été la source de profits la plus stable et la plus importante pour ces entreprises. Les véhicules thermiques, notamment les modèles haut de gamme et les gros SUV, jouissent de marges bénéficiaires confortables qui permettent de financer la coûteuse transition vers l’électrique. Mettre fin brusquement à ce marché, qui continue d’attirer une partie significative de la clientèle mondiale, reviendrait à scier la branche sur laquelle ils sont assis.
- Maintien des marges: Les constructeurs capitalisent sur les ventes d’hybrides et de thermiques pour compenser les marges encore faibles (voire négatives) sur de nombreux modèles électriques.
- Révision des objectifs: Certains, comme Ford ou BMW, ont revu à la baisse leurs objectifs de production de VE face à un marché moins dynamique que prévu, préférant ajuster l’offre à la demande réelle.
Des Coûts de Production Exorbitants
L’électrique exige des investissements massifs qui pèsent sur les bilans :
- Batteries et Matières Premières: Le coût des batteries, dépendant des matériaux rares (lithium, cobalt, nickel) et des chaînes d’approvisionnement (souvent en Asie), reste élevé et volatil.
- Conversion Industrielle: Adapter des usines conçues pour le thermique nécessite des milliards d’euros pour de nouvelles chaînes de montage, la formation des employés et la maîtrise de procédés de fabrication inédits.
L’Inertie Industrielle et les Défis Techniques
Passer d’une technologie mature (le moteur thermique) à une nouvelle (l’électrique) n’est pas une simple mise à jour, mais une révolution industrielle qui génère une forte inertie.
La Reconversion des Compétences
Des milliers d’ingénieurs, de techniciens et d’ouvriers sont spécialisés dans le moteur thermique. Cette expertise n’est pas directement transférable à la propulsion électrique. La nécessité de former ou de recruter de nouvelles compétences dans des domaines comme l’électronique de puissance, la chimie des batteries et les logiciels embarqués est un goulot d’étranglement majeur.
La Complexité de la Chaîne Logistique
La production de VE requiert des composants totalement différents, en premier lieu la batterie. Les constructeurs doivent :
- Sécuriser l’approvisionnement en cellules.
- Construire ou s’associer à des gigafactories pour l’assemblage des packs.
- Intégrer verticalement ou nouer des partenariats pour ces éléments cruciaux (comme l’alliance entre Ford et Renault pour des plateformes communes).
Ces transformations prennent du temps et introduisent de nouveaux risques opérationnels.
La Réalité du Marché et de l’Infrastructure
Le rythme de l’électrification n’est pas uniquement dicté par l’offre, mais aussi par la demande et les conditions d’utilisation.
Un Frein : le Prix et la Demande Stagnante
Malgré les subventions, le prix d’achat d’un VE reste en moyenne plus élevé qu’un véhicule thermique équivalent. Face à l’inflation et à la hausse des taux d’intérêt, les consommateurs, notamment de la classe moyenne, se montrent plus frileux.
De plus, si le marché du VE haut de gamme semble arriver à saturation, les modèles électriques plus abordables et compétitifs manquent encore chez de nombreux constructeurs historiques, laissant le champ libre aux nouveaux acteurs comme Tesla ou les marques chinoises.
L’Inquiétude de l’Autonomie et de la Recharge
Pour une grande partie du public, l’anxiété de l’autonomie et l’insuffisance de l’infrastructure de recharge publique restent des obstacles psychologiques et pratiques majeurs, notamment dans les zones rurales ou pour les longs trajets. Tant que ces problèmes ne sont pas résolus à une échelle satisfaisante, une conversion massive de la clientèle est compromise.
- Les constructeurs observent que la demande pour l’hybride rechargeable ou le full-hybrid reste forte dans de nombreux marchés, ce qui justifie le maintien d’une offre diversifiée.
Conclusion : Une Stratégie de Transition Pragmatique
Le « ralentissement volontaire » des constructeurs historiques n’est pas un refus de l’électrique, mais une stratégie de gestion des risques et de maximisation de la rentabilité en pleine période de transition.
Ils sont pris entre :
- Les objectifs réglementaires (comme l’interdiction de vente de moteurs thermiques neufs en Europe d’ici 2035).
- La pression des nouveaux acteurs (Tesla, BYD).
- La nécessité de préserver leurs marges et de financer l’avenir.
En d’autres termes, les constructeurs historiques adaptent leur cadence non pas pour s’opposer à l’électrique, mais pour s’assurer que leur virage se fasse sans briser la structure financière qui leur a permis de dominer l’industrie pendant plus d’un siècle. Il s’agit d’une tentative pragmatique de réconcilier les impératifs environnementaux futurs avec les réalités économiques et industrielles du présent.
C’est une excellente idée pour illustrer concrètement la stratégie de « ralentissement » ou d’ajustement.
Voici un tableau comparatif citant des marques clés et les raisons spécifiques de leur approche prudente face à la transition vers le tout-électrique :
📊 Stratégies des Constructeurs Historiques face à l’Électrique
| Marque / Groupe | Stratégie d’Ajustement | Raison Principale du Ralentissement / Freinage | État de la Transition |
| Stellantis (Peugeot, Citroën, Fiat…) | Revient sur l’objectif de gamme 100 % électrique en Europe. Adapte les plateformes EV pour y réintégrer des motorisations hybrides/thermiques. Relance même certains modèles diesel. | Rentabilité des Thermiques et Hybrides. Nécessité d’utiliser la « vache à lait » thermique pour financer la transition et répondre à une demande encore forte pour les hybrides. | Pragmatisme économique. Mise sur une transition progressive, en maximisant les revenus des technologies existantes. |
| Volkswagen Group (VW, Audi, Skoda) | Réduction des volumes de production EV pour ajuster l’offre à la demande réelle moins rapide que prévue. Maintien et développement des hybrides rechargeables (PHEV). | Coûts de production et stocks. Les marges sur les premiers modèles ID. sont sous pression, et le volume de ventes n’atteint pas encore les objectifs initiaux. | Ajustement industriel. Tente de concilier une ambition forte sur l’électrique (gamme ID.) avec les réalités de la demande. |
| BMW / Mercedes-Benz | Maintien d’une approche « Power of Choice » (Choix de motorisation : électrique, hybride ou thermique) sur de nombreuses plateformes. Adaptation progressive des gammes de luxe. | Segment Haut de Gamme. Les clients premium exigent un choix et les marges sur les gros modèles thermiques/hybrides sont cruciales pour la santé financière. | Transition Graduelle. Évite de forcer l’électrique et préfère laisser le marché et l’infrastructure dicter le rythme de conversion. |
| Ford | A revu à la baisse ses objectifs de production de véhicules électriques (notamment en Amérique du Nord), citant une demande plus lente que les prévisions initiales. | Réalité du marché et rentabilité. Ajustement de l’offre pour éviter la surproduction et les pertes financières sur des modèles EV coûteux à développer. | Prudence Américaine. Se concentre sur la rentabilité à court terme tout en investissant dans de futurs modèles plus compétitifs. |
| Volvo | A revu son objectif initial de 100 % électrique pour 2030, visant désormais une fourchette de 90 % à 100 % de véhicules rechargeables (incluant les hybrides rechargeables). | Infrastructure et Acceptation Client. Répond aux préoccupations des consommateurs concernant l’autonomie et les points de recharge insuffisants. | Diversification. Utilise l’hybride rechargeable comme pont pour fidéliser les clients en transition. |
